[Eyes Wide Shut] "Les Yeux Grand Fermés", pour voir la vie en couleurs!

Publié le par Ferdinand

La couleur dans Eyes Wide Shut

 

Ouverture

 

            Premier plan inoubliable. Le spectateur tombe des nues lorsque se dérobe l’habit d’Alice Harford, alias Nicole Kidman. Puis le titre apparaît, sur un fond d’écran noir. Comme entr’aperçues avant même le commencement du film, ces images d’une richesse infinie en sont comme la matrice.

            Robe noire, rideaux rouges, atmosphère chaude, tamisée, jusqu’à teinter les murs d’un halo doré ; on l’aura compris : les couleurs sont de la première importance. A l’origine, le noir, avant même d’être la couleur du deuil et de la destruction, renvoie au ventre de la terre où s’opère la régénération du monde, il correspond à une puissance de fertilité, de création (Cf la couleur des déesses de la fertilité, les vierges noires, …). On a parfois voulu rattacher le blanc/jaune des murs et du sol et le rouge à ce noir fécond. Le sperme allié au sang menstruel, car après tout, ne sommes-nous pas ici dans un antre matriciel, dans une cavité créatrice ? Les colonnes phalliques qui structurent l’espace appuient en tout cas  l’idée d’une renaissance promise et d’une vitalité exceptionnelle. Et Alice, en tenue d’Eve, se fait le garant de la création, en même temps que le reflet d’un plaisir originel (les nombreuses peintures de jardins et de fleurs aperçues dans le film sont autant d’échos à cette impudeur paradisiaque).

 

Identités des couleurs dominantes

 

            Néanmoins, le plan qui suit l’annonce du titre amène un déséquilibre, en même temps qu’il introduit une autre couleur primordiale : le bleu. On y voit Bill, dans une ombre froide et teintée de bleu. Et vous ne vous y trompez pas : chaque fois, le mobilier, les voitures, les vêtements, les éclairages, les moquettes (…) apparaissent soit bleus, soit rouges. Ajoutons à cela la forte présence, quoique plus diffuse, du noir et du jaune. Ces quatre nuances sont, me semble-t-il, celles qui retiennent le plus durablement l’attention du spectateur.

            Nous aurions tort de présenter la couleur jaune comme secondaire, car il y a deux moments, au moins, où elle occupe un rôle de premier rang : tout d’abord, lors de la réception de Ziegler, Alice se fait doucement aborder par Sandor, le stéréotype du séducteur quinquagénaire. S’ensuit un discours ambigüe et enivrant/enivré. Toute la cérémonie, durant laquelle Bill est également soumis à la tentation, incarnée par deux jeunes top-models, semble baigner dans une lumière dorée, déréalisante. Le second moment est celui d’une autre cérémonie, celle de la secte orgiaque. Nul doute que ces reflets dorés et ce jaune diffus sont ici appropriés : en plus de connoter le faste et le lux(ur ?)e, il est bien entendu la couleur des maris trompés, la couleur de l’envie, de la jalousie et de la traîtrise. Il permet de souligner l’hypocrisie qui vient mettre en branle les identités dans un film où la quête et la perte de soi occupent une place centrale.

            Alors que le rouge s’associe à l’acceptation du fantasme, voire à son exécution, le bleu échappe peut-être ici à sa symbolique de fidélité. Il est la couleur dominante du foyer des Harford : des rayons bleus pâles surréels émanent de toutes les fenêtres de l’appartement. L’incrustation du bleu dans le quotidien des Harfords est solidement orchestrée par le biais d’une séquence en montage parallèle : Alice, à la maison, cachée derrière sa fausse identité de femme au foyer, évolue dans son intérieur où le bleu est omniprésent. Il colore d’ailleurs tous les vêtements de la jeune femme et de sa fille au cours du film (à une exception près, sur  laquelle nous reviendrons). De son côté, Bill, en parfait médecin, officie dans son cabinet, où, là encore, canapés, moquettes et portes sont bleues. C’est ainsi que le bleu apparaît comme un repli sous une identité sociale ou professionnelle, comme l’acception d’une identité tronquée, où les fantasmes et les désirs sont reniés (Aucune passion ne semble unir Bill et Alice dans cette atmosphère bleutée, seules l’indifférence et la négligence les relient : la séquence de la salle de bain, où Alice, sur la cuvette, s’essuie tout en demandant à Bill « How do I look ? » est probante : Bill répond « It’s great », puis Alice lui fait remarquer, à juste titre : « You’re not even looking at me »).

 

Deux couleurs qui s’affrontent

 

       Quand le bleu et le rouge cohabitent dans le cadre, ils s’affrontent : pour preuve la fameuse scène de dispute dans la chambre, après le bal des Ziegler. L’horizontalité du lit rouge se heurte à l’encadrement bleuté de la porte. De même, Alice déambule devant les fenêtres de la chambre, éclairées de bleu, mais cernées de rideaux rouges, comme une figuration de Bill lui-même, un cœur professionnel et froid, assiégé par des désirs qu’il ne veut pas reconnaître.

Dans les premiers moments du film, Bill est sans aucun doute « du côté bleu », c’est à son entrée dans la pièce que le sexe de Mandy est recouvert d’une serviette bleue (cf la scène de la prostituée overdosée dans la salle de bain des Ziegler). De la même façon, le sexe nu sur la toile peinte qui domine la pièce n’est plus aperçu après l’arrivée de Bill. Il incarne donc le contrepoint de Victor Ziegler et de son univers très « rouge », celui des fantasmes assouvis.

Toutefois, après la dispute avec sa femme, l’équilibre chavire, la donne est changée : toutes les certitudes de Bill s’effondrent, son identité se trouble. Il en est de même pour les couleurs : un coup de fil interrompt la conversation houleuse du couple, Bill doit se rendre immédiatement chez un patient pour constater un décès. Dans la chambre mortuaire, lit, murs et sols sont bleus, évidemment, mais l’identité des couleurs s’est elle aussi altéré : la fille du défunt embrasse Bill et lui déclare son amour, dans une grande confusion de sentiments. Le bleu n’est plus ce qu’il était… Bill non plus.

       Le basculement est sur le point de se produire. A peine est-il sorti de la chambre mortuaire que la vue d’un couple dans la rue l’agresse à nouveau. Agression imaginaire qui se traduit bientôt par une agression réelle de la part de jeunes gens errant dans la nuit, qui s’en prennent à sa virilité, et le jettent contre une voiture en stationnement. Une voiture… bleue, comme une ultime provocation pour passer à l’acte… ce qu’il fait en acceptant l’invitation d’une prostituée qu’il croise. L’adultère doit se faire chez elle : la porte qui donne sur la rue est rouge, ouverture vers le plaisir et l’interdit, mais, une fois sur le palier, la seconde porte est bleue : petit rappel que la prostitution est aussi du sexe professionnalisé, vénal et froid à l’intérieur. Domino, la prostituée, retire son blouson. Elle est toute vêtue de… devinez ? D’un mélange de bleu et de rouge, un ensemble violet, bien entendu.

        Tantôt les couleurs s’opposent, se superposent, s’envahissent, s’intervertissent. Lorsque Bill rentre enfin de sa nuit effroyable, Alice s’éveille d’un étrange cauchemar, qu’elle lui raconte dans un trouble des plus profonds : un fantasme d’adultère rêvé, transposition quasi-exacte du cauchemar éveillé de Bill. Contrairement à son mari, en lui racontant ce fantasme, Alice l’assume en quelque sorte, accepte d’en être le dépositaire. Et cela n’est pas sans conséquence : le lendemain matin, Bill regarde sa femme qui aide sa fille à ses devoirs. Pour la première fois, Alice échappe à cette inondation de lumière bleue familière, elle n’est plus vêtue de bleue comme à l'accoutumée, mais d’un chemisier rose, ou rouge pâle…  En voix-off, on ré-entend le récit de son rêve de la nuit passé. Peut-être a-t-elle accompli un bout de chemin en avouant ce désir non-contrôlé, peut-être recouvre-t-elle une part d’identité que Bill cherche toujours, perdu entre la réalité et le fantasme, entre ses désirs et sa volonté.

 

Le noir et blanc décrié de Kubrick


       Après la longue scène de dispute nocturne, Bill n’est plus en phase avec le monde dans lequel il vit ; la conception qu’il avait de son couple, d’Alice, de lui-même est bouleversée. Il est torturé par une imagerie mentale somme toute banale : sa femme couchant avec l’officier, qu’elle lui a avoué avoir désiré autrefois.  Ces plans adultères viennent s’intercaler à plusieurs reprises dans le film, en noir et blanc. D’accord, cette absence de couleur nous indique qu’il s’agit d’une réminiscence issue de l’imaginaire jaloux de Bill, mais peut-être dévoile-t-elle autre chose : l’incapacité de Bill à colorer cet univers de trahison et de fantasme. Il se refuse le rouge, pour la même raison qu’il renie ses fantasmes, mais il ne parvient pas à imposer sa couleur, son bleu dans l’image, comme il l’avait pourtant fait précédemment avec la serviette bleue sur le sexe de Mandy. L’absence de couleur, si elle résulte d’une indécision, d’une incapacité du personnage, devient tout aussi angoissante que l’adultère lui-même, car elle met au jour le trouble identitaire dont Bill souffre jusqu’à la fin du film.

 

Ces interprétations de lecture ne sont que des propositions et sont évidemment à considérer avec une distance nécessaire ! Mais si  la critique ne vaut pas forcément le coût d’être lue, sachez au moins apprécier le film, et voyez-le de toute urgence !

Publié dans Cinéma

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A
<br /> Ferdinand, on pouvait pas rêver mieux, enfin c'est vrai que y'a un petit air de Ferdinand Cheval, un ancien ami.<br /> http://fr.wikipedia.org/wiki/Ferdinand_Cheval<br /> <br /> <br />
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E
Ferdinand tu nous fais tous réver!
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