Reflux de l'arène virtuelle

Publié le par Maxime Lefebvre

De Jurassic Park à Cloverfield.

 

15 ans les séparent et le mouvement inverse les a vus naître, d'un côté du ring se trouvent Spielberg et ses 400 millions de dollars investis dans le photoréalisme et la robotique de pointe, donnant à voir du dinosaure plus vrai que même Dieu l'aurait voulu, et de l'autre le dernier petit Cloverfield, qui revendique son "petit tournage en HD pour la création d'un monstre à peine entrevu", dernier wagon de ce que l'esthétique américaine a pu mettre en marche dans sa révolution numérique.

Ils se trouvent pourtant l'un et l'autre dans la même arène, celle qui prévoit le renoncement du corps humain, un anti-star system au profit d'une même esthétique qui travaille l'image en lui offrant des pouvoirs qui lui étaient jusque là interdits. Dans les deux cas, l'homme y combat contre ses propres productions, et ce en deux mouvements opposés sur l'échelle du temps: celui qui consiste à faire revivre des espèces disparues, et à laisser se faire dévorer d'autres espèces (en voie de disparition) comme le Starus-Americanis (Jeff Goldblum, Sam Neil, Laura Dern pour Jurassic Park), la Giganticus-Productionor (film le plus cher de son histoire avant Titanic) ou encore le Super-Scénariosaure (la trame du film est on ne peut plus classique et rigoureuse) ; ce qui confère à ce film de Spielberg un côté titanesque où les époques sont inversées ; le génie humain semble trop archaïque et frêle pour combattre une force latente de 60 millions d'années et qui, transposée dans le pixel et le virtuel semble plus que jamais meurtrière.



L'autre mouvement est celui qui travaille Cloverfield, ce film de Matt Reeves tout récent et qui, à l'inverse de Jurassic Park, impose la venue du monstre dans le coeur de la civilisation, c'est-à-dire Manhattan ; comme si en 15 ans, l'attaque d'une virtualité devenait non plus prévue, scénarisée, mais inopinée et trop grande cette fois pour rentrer dans le cadre (on rappelle que tout le film est vu à travers une caméra mini-DV) ce qui oblige les deux corps, humains et monstrueux à des contorsions, des batailles pour se faire admettre dans l'espace rectangulaire de la caméra. Un présent, celui d'une réception d'amis dans un grand appartement, combat ainsi contre son futur, sa propre virtualisation, ou comment son corps peut à tout moment se faire engloutir par un de ces monstres de pixels qu'elle voit partout, tout le temps, jusque dans l'objectivité d'une petite caméra à main.

En 15 ans, l’on est donc passé du prodige de la résurrection de monstres morts, que Spielberg a intelligemment placés dans une dimension spectaculaire pour le public (du jamais vu dirions-nous !) et les personnages (la première vision du brachiosaure par Alan Grant !) à l’anti-spectacle d’une incursion dans notre vraie vie d’un monstre qui n’explique pas son apparition mais qui détruit tout autant. Comme si finalement, c’était le fait même de son oubli que le travail numérique de Cloverfield vengeait , en disant ce que Spielberg annonçait de manière prophétique, c’est-à-dire que dans cette conception nouvelle du cinéma, « numérisée », la distance qui sépare le virtuel du réel ne sait pas se satisfaire d’une distinction île-continent comme c’était le cas de l’Isla Sorna de Jurassic Park, mais elle tend à transformer l’île de notre écran en continent de notre peur. C’est un vrai retournement de situation, celui qui détermine la possible attaque au cinéma d’un monstre qui n’est que le symbole de notre croyance dans le virtuel, et qui relève à sa manière la question de la réalité au cinéma. L’arène retrouve ses vertus ancestrales, elle fait confondre le simple jeu et la réalité sanglante : si l’arène romaine est toujours marquée dans nos esprits, c’est bien parce qu’elle présente de vrais morts, et qu’elle tend à minimiser, virtualiser par la distance, l’horreur de ce spectacle. Jurassic Park définit le regard scientifique de la mort d’un système, Cloverfield dit, lui, que la réalité elle-même devient un véritable système, et même un système informatisé.

Si l’on suit le cours du film, quelque chose choque dès le départ, c’est cette sensation que le film nous donne de nous transposer dans une sorte d’atmosphère propre aux jeux-vidéos, où chaque instant semble programmé pour aboutir à une action extraordinaire ; ainsi il est très étrange que le monstre dans une ville d’un million d’âmes, retombe toujours sur le chemin de nos « héros » malchanceux, il semble ainsi que tout se ligue contre les personnages pour pouvoir seulement affirmer le possible et crédible game over de la réalité vraie. Le film est tourné caméra à la main, il est bancal, travaille sa matière comme un documentaire mais pourtant exprime clairement cette victoire de notre capacité à virtualiser les éléments de notre réalité, dans les deux sens du terme : symbolique parce que l’on y croit, et que l’on est assis dans notre siège de cinéma pour y croire, et pratique parce que l’on sait de mieux en mieux remplacer une image par une autre, digitalisée et que même le monde des petites caméras n’échappe pas aux retouches de toutes sortes.

            C’est le fait même de la vision qui y est attaqué, et son aspect est purement « objectiviste », ainsi dans les deux cas, le monstre ne fait plus appel à notre sens de la confrontation mais à celui de notre survie : le combat virtuel se déroule en arène et pas en duel pour cette bonne raison qu’il s’agit d’un massacre, le monstre n’y est pas un objet que l’on peut attaquer et « toucher », il se dématérialise et tend à faire de même avec notre propre conscience de notre personne physique. A l’excitante perspective du combat final en climax, Jurassic Park impose un combat du quotidien, diurne et en cuisine s’il vous plaît (l’attaque des vélociraptors sur les deux gamins dans la cantine) qui traîne tout le long du film et oblige le spectateur à comprendre que « ça » ne peux pas s’arrêter par une victoire puisque les héros combattent des animaux sur lesquels ils n’ont aucune « prise », des non-objets non-physiques trop grands pour l’homme qui les fait jaillir comme la puissance trop grande de son imaginaire enfin naturalisé.

« Leur contrôle nous échappe », phrase célèbr(ée)e de Jurassic Park par John Hammond, celui-là même qui a entrepris la gigantesque entreprise du parc est ainsi évocatrice et appelle la compréhension d’une liberté nouvelle pour ces groupes de pixels, celle qui va se travailler durant plus d’une dizaine d’année et qui batifolera dans les champs du photo-réalisme (les effets de courses en voiture de Matrix Reloaded par exemple) du nouveau réalisme (la « stylisation » façon Sin City) et du remplacement du réalisme (les trois derniers Star Wars tournés en HDCAM et entièrement postproduits : pas un seul plan n’est laissé tel quel). Cloverfield vient mettre un terme à ces joyeux drilles d’une manière radicale, en affirmant que le contrôle passe cette fois du côté du virtuel et que c’est bel et bien notre rapport au cinéma qui se trouve enchaîné à une forme d’intelligence, plus rapide, plus excitante et plus dangereuse que nous. L’intellect a un mot final à nous dire, comme le pouce de l’empereur il décide vers quel pôle se tourner pour choisir qui sortira vivant : aussi, si l’intelligence de nos ordinateurs ne fait plus doute, elle s’affiche paradoxalement dans le hasard le plus clair, celui qui refuse toute trame scénarisée comme c’est le cas pour Cloverfield, et celui aussi qui auto-détermine ses formes d’apparition, comme c’est le cas pour l’image du jeu vidéo qui forme des images à chaque fois différentes, générées par l’intelligence d’un processeur qui n’utilise le joueur que comme un prétexte à son engloutissement dans l’écran.

L’intelligence de la machine cinéma nous revient différemment de ce que nous en disait Jean Epstein, elle n’est plus, comme ce théoricien nous incitait à le voir, une puissance de visée, et de nouvelle vision du monde qui s’ajouterait à la nôtre (défaillante par sa trop faible objectivité) tout en collaborant avec elle, mais elle est devenue puissance mortifère, active dans la suppression pure et simple de l’acte manuel au préalable de l’œuvre, comme c’est devenu le cas dans toute une fange du Vjing (Vidéo Mix) ou encore dans le motion design qui travaille l’apparition et la rythmique des images spontanées (tout le monde connaît ces arabesques fantastiques du lecteur Windows Media).

Jurassic Park offre l’intelligence au virtuel et lui autorise de dire à son auteur : « tu ne me touchera plus puisque je peux te faire peur », façon comme une autre de gagner la liberté de rentrer dans l’arène et de tester sa survie contre le monde et contre son principe de réalité (qui ne le touche pas puisque justement il est virtuel. Sic !). Cloverfield lui offre la victoire par le simple fait qu’il fait descendre l’homme lui-même dans l’arène, le séparant de son élément naturel qui est la physique, qui l’oblige à battre en retraite, à ne plus utiliser qu’un seul de ses sens, la fuite sur une surface blanche et plane, comble de la claustrophobie.

C’est ce qui fait le plus peur, 15 ans d’une fuite délibérée en faveur d’une arène de plus en plus restreinte. Ile. Péninsule. Pixel. Plaisir de l’effroi qui s’intercale entre le hasard du O et l’autre hasard du 1.

Publié dans Cinéma

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J
Publié dans Trames II. Approuvé et certifié "article de qualité" par la rédaction.
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